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Des gens qui travaillent ou des insomniaques ici
Posté le 14/09/2021 à 23h26
alma
Posté le 14/09/2021 à 23h26
Au secours, mon boulot m'obsède
On ne quitte jamais son ordi, on se réveille la nuit en pensant à ses dossiers... Et si le désir de perfection au bureau cachait de plus grandes angoisses que celle du travail bien fait ? Enquête et analyse.
65 % DES SALARIÉS SE " SENTENT EXPOSÉS AU STRESS "
" J'y pense tout le temps, sous la douche, le week-end. Je me rends compte que je n'arrête pas d'en parler à mes amis... Je sais bien que je devrais relativiser mais je n'y arrive pas. " Amandine, 32 ans, fait partie de ces gens qui ne parviennent pas à décrocher de leur travail. Ils ruminent, ressassent, s'inquiètent. Cette présentation Power-Point se passera-t-elle bien ? Ce nouveau projet sera-t-il accepté ? 65 % des salariés se " sentent exposés au stress ", selon une étude de l'Observatoire de la vie au travail réalisée cette année. Cela ne veut pas dire qu'ils sont victimes de souffrances au travail, proches du " burn-out ", situation extrême dont les médias ont beaucoup parlé ces dernières années. Non. Juste que leur job prend une importance un peu trop démesurée dans leur tête. Surtout dans le contexte actuel.
" La crise aggrave le sentiment d'insécurité professionnelle, explique Luce Janin-Devillars, psychanalyste et coach, coauteure de ?Remettre le travail à sa (juste) place? (Hachette Pratique). De plus en plus de patients exprimentl'angoisse d'être mis à l'index. " Notamment les femmes. Face à la fragilité du couple moderne, nombre d'entre elles foncent tête baissée dans leur travail, angoissées par l'idée qu'en cas de coup dur elles devront assurer. La rumination à caractère professionnel n'est plus l'apanage des hommes... Le pire, c'est que beaucoup de celles et ceux qui s'obsèdent ne sont pas spécialement menacés. Pourquoi se met-on ainsi la pression, alors même que les circonstances ne nous y obligent pas ? Et comment sortir de ce remue-méninges qui peut s'avérer épuisant ?
LE TRAVAIL NOUS DONNE NOTRE VALEUR
" Nous surinvestissons le travail, car il est devenu l'alpha et l'oméga de nos existences, rappelle Luce Janin-Devillars. C'est lui et lui seul qui définit notre identité. " Autrefois, les êtres étaient insérés dans un cadre avec toute une série de repères. On était déterminé par sa croyance religieuse, son appartenance politique, son origine géographique... Comme le dit Michel Houellebecq dans son dernier roman, aujourd'hui, quand deux personnes se rencontrent, elles se demandent : " Qu'est-ce que vous faites dans la vie ? " Aune époque individualiste où " nous devons nous inventer nous-mêmes ", notre unique matériau, c'est le travail. On comprend que cela puisse devenir obsessionnel chez certains...
Confirmation de Souad, 28 ans, rédactrice graphique : " Je suis du genre à me rappeler le soir que j'ai oublié d'envoyer un dossier à un client et à y penser toute la nuit. Mais, en même temps, je trouve ça normal. Je veux faire un boulot dont je sois fière. Si je suis bonne, on me confiera de plus en plus de dossiers intéressants. Sinon, je retournerai aux boulots alimentaires... " Le travail nous donne notre valeur, il est le miroir où l'on arrive à s'aimer ou non. Logique qu'on ne pense qu'à lui...
OTAGES DE LA TECHNIQUE ?
Mais il n'y a pas que ça. Les nouvelles technologies, qui nous permettent d'être connectés tout le temps, nous rendent incapables de décrocher du boulot. Elles semblent même avoir modifié l'organisation du travail. " Aujourd'hui, avec l'ordi, le téléphone, j'emmène des dossiers le week-end, ce qui n'était pas le cas avant, avoue Sonia, 42 ans, cadre dans l'industrie pharmaceutique. J'ai l'impression que l'outil a créé la pratique. Puisqu'ils peuvent nous joindre à tout moment, nos chefs considèrent normal de nous appeler le dimanche... Même pour des choses qui pourraient attendre. Difficile dans ces cas-là de mettre le travail de côté... " Impression désagréable d'être devenus les otages de la technique...
UN MANQUE DE CONFIANCE EN SOI ?
Enfin, l'obsession du travail est caractéristique des personnes qui manquent de confiance en elles et pour lesquelles faillir à une tâche veut dire beaucoup plus que commettre une simple erreur : c'est toute l'image de soi qui est remise en cause. Nos futiles petites obsessions quotidiennes cachent souvent de vraies tragédies shakespeariennes : la peur panique d'échouer, la crainte d'être rejeté... " Les gens rejouent, dans leur rapport au travail, toute une série de situations qu'ils ont connues dans l'enfance, explique Luce Janin-Devillars. Cela explique leurs inquiétudes démesurées. "
Sidonie, 31 ans, éducatrice de jeunes enfants, appelle ça joliment les " scénarios catastrophe ". Elle avait le nez dans le guidon, pensant sans cesse à son travail. Une psychothérapie l'a aidée à y voir plus clair. " Aujourd'hui, si je gratte un peu, derrière mes obsessions, je retrouve toujours le même schéma inconscient. J'ai peur de mal faire, d'être mal jugée, et que, de fil en aiguille, on ne veuille plus de moi, qu'on me licencie, que je me retrouve à la rue, etc. La mort, quoi ! Pourtant, je sais bien que mon entreprise n'est pas sadique et que ça ne se passerait pas comme ça, mais je ne peux pas m'en empêcher... "
Sidonie raconte qu'elle a eu une mère très froide, peu aimante, qui la menaçait sans cesse de l'envoyer en pension. Nul doute qu'elle rejoue sa crainte enfantine d'être abandonnée, son désir immense d'être aimée et reconnue, ce qui l'amène à un perfectionnisme angoissé, presque maladif. Sans avoir, comme elle, peur de la déchéance absolue, nombreux sont les salariés qui s'imposent une pression exagérée par désir de plaire, d'être parfait. Et les temps actuels n'arrangent pas les choses. " La crise ravive des sentiments archaïques très violents chez certaines personnes ", confirme Luce Janin-Devillars.
COMMENT SORTIR DE CES OBSESSIONS ?
Comment, dès lors, sortir de ces obsessions qui nous pourrissent la vie, surtout quand elles sont en partie infondées ? Olivier Tirmarche, consultant en risque psychosocial et auteur d'" Au-delà de la souffrance au travail " (Odile Jacob), rappelle qu'il existe quantité de techniques mentales ou corporelles qui permettent de desserrer l'étau des obsessions. Il conseille, par exemple, face à un " scénario catastrophe ", d'écrire précisément chaque étape du film angoissant qu'on se fait, et de noter les arguments qui " confirment ou infirment notre peur ".
On verra très souvent celle-ci se dégonfler comme un soufflé... Encore faut-il prendre le temps de faire cet exercice. C'est pourquoi il est primordial, selon lui, d'apprendre à mettre de la distance. " Il faudrait qu'on planifie ses loisirs avec la même rigueur qu'on planifie son travail ! On est formidablement scrupuleux dans son activité et on croit toujours que le temps libre s'organisera de lui-même. Il n'en est rien... " Prendre du recul ? Indispensable pour ne pas s'identifier avec sa fonction, pour se rappeler qu'on n'est pas seulement une chef des ventes ou une puéricultrice, mais aussi une mère de famille, une tante, une cousine, une amie, une citoyenne, une voisine... Autant d'identités, de liens qui nous donnent l'impression qu'on fait partie d'un grand tout, que notre " utilité ", notre valeur ne se résument pas à notre performance professionnelle. " Plus l'être se réduit à son travail, plus il y a de risques qu'il soit obsédé par lui. "
SE CACHER À SOI-MÊME DES PROBLÈMES INSOLUBLES ?
Reste une dernière piste. Le psychanalyste Jean-Pierre Winter souligne que " toute obsession est un déplacement, on se fait un fantasme pour ne pas avoir à penser à autre chose ". Ainsi, nos ruminations sans fin sur notre job permettraient de nous cacher à nous-mêmes des problèmes plus insolubles : notre capacité à aimer, à avoir des rapports épanouis avec l'autre, à atteindre notre vérité personnelle... " Il est toujours possible d'être un bon ingénieur, il est plus difficile de savoir ce qu'il faut faire exactement pour être un homme ou une femme. Le travail, c'est dur, mais c'est quand même plus facile que l'amour... " Attention : une obsession peut en cacher une autre.....