Article de L'Express en 2010 :
http://www.lexpress.fr/culture/tele/pourquoi-buffy-contre-les-vampires-a-change-le-monde_931633.html
Pourquoi Buffy contre les Vampires a changé le monde :
[i]Dans le cadre de la semaine de la pop philosophie à Marseille, la philosophe Sandra Laugier tenait une conférence sur le thème "Buffy tueuse de vampires: éthique, féminisme, philosophie". Elle s'explique.
En quoi la série Buffy contre les vampires (1997-2003) est-elle importante pour la culture populaire?
C'est LE feuilleton important : non seulement parce que c'est une série vraiment culte, avec des millions de spectateurs et des milliers de fans, même 7 ans après la fin de la série, et qu'elle nourrit maintenant l'imaginaire de films et de nouvelles séries (True Blood), de romans, mais aussi parce qu'elle est immergée dans la culture populaire, renvoyant à la musique pop, à la BD, aux mythologies populaires sur les vampires, à la comédie ado high school, à la comédie romantique, au slasher movie (film d'horreur cheap)... C'est une sorte d'encyclopédie. Par ailleurs la force et l'importance de Buffy est que son créateur, Joss Whedon, l'a d'emblée conçue comme une oeuvre destinée à transformer moralement un public large, en montrant des jeunes femmes apparemment ordinaires capables de se battre : Buffy ressemble à la jolie blonde qui se fait brutalement assassiner à la 15ème minute du film d'horreur, et elle inverse le stéréotype en cassant du vampire ou du monstre (a girl who kicks ass). Il s'agissait de promouvoir une autre vision de la femme, sur un support de culture populaire. Les personnages puissants de la série sont des femmes (Buffy, Faith, Willow...), les hommes sont plus ordinaires et indécis.
Buffy est pour tous un modèle moral, et n'est pas, comme d'autres tueuses, une héroïne solitaire, elle est dans l'interaction avec un groupe d'amis dont elle se soucie: elle est dans l'éthique du "care", tout en étant soucieuse de justice et capable de se sacrifier pour autrui.
Buffy est aussi un matériau d'une incroyable richesse intellectuelle, riche en situations existentiellement ou métaphysiquement fortes, comme cet épisode où les personnages perdent l'usage de la parole pendant pusieurs jours et doivent puiser dans leurs autres ressources expressives, l'épisode musical, culte aussi, où chacun se révèle dans les chansons qu'il est poussé à émettre, l'épisode très dur de la mort de la mère de Buffy, qui replace tout le groupe des héros face à la réalité implacable de la mortalité, hors des mythologies de vampires, le moment ou Spike, vampire repenti et profondément sympathique, récupère une âme et devient à moitié fou, ou encore, dans l'un de mes moments préférés, vers la fin, lorsque Buffy fait comprendre à chaque "tueuse potentielle", et à chaque jeune fille, qu'elles ont le même pouvoir qu'elle.
Qui est le génial scénariste de Buffy, Joss Whedon?
La carrière de Joss Whedon, qui avait réalisé quelques épisodes de séries ci ou là, a réellement démarré avec Buffy, d'abord un film plutôt raté (1992) mais qu'il arrive à faire produire comme série 5 ans après, le génie de la série étant d'abord dans le casting, avec bien sûr Sarah Michelle Gellar dans le rôle titre, qui est pour beaucoup dans la réussite de la série; mais aussi Alyson Hannigan dans le rôle de Willow Rosenberg, qu'on retrouvera dans How I Met Your Mother. Le génie de Whedon est aussi dans la conception globale de la série, pensée sur les 7 saisons, et dans celle de chaque épisode, conçu comme un tout cohérent à l'intérieur d'un "arc" qui caractérise la saison. Par ailleurs, l'écriture de chaque épisode (découpage, dialogue) et de qualité exceptionnelle, avec beaucoup d'humour et d'authenticité dans les dialogues.
Whedon a réussi le pari du spin-off avec Angel, et a poursuivi avec plus ou moins de réussite d'autres projets, pourtant tout aussi extraordinaires: Firefly, un space-opéra western qui encore une fois mélange les genres mais n'a pas été compris, et plus récemment, Dollhouse, chef d'oeuvre métaphysique mettant en valeur l'excellente Eliza Dushku (retour de Faith), dans le rôle d'une "poupée" endossant différents rôles au sein d'une organisation fournissant des services sous la forme d'humains programmés - on l'a vue récemment sur Teva, mais la série, sans doute plus compliquée que Buffy, n'a pas tenu le choc des deux ans.
Quels autres feuilletons ont eu une importance culturelle selon vous?
Eh bien dans le prolongement de Buffy, True Blood est une série magnifique, encore plus soignée et avec une atmosphère inimitable du Sud des Etats-Unis, avec une radicalisation de la reconnaissance offerte au vampire, et un contenu politique fort. C'est une série écrite (et partiellement réalisée) par Alan Ball, lequel avait auparavant, déjà pour la chaîne câblée HBO, réalisé Six Feet Under, série sur la mort qui a joué un rôle très important aussi, pour moi, et pour la réflexion sur l'ambition intellectuelle des séries TV.
Une autre série produite par HBO, également en 5 saisons et qui a probablement constitué un sommet dans l'exigence de justesse documentaire et morale de ce genre de production est la série The Wire (sur écoute) qui présente un tableau quasi exhaustif de la situation sociale créée par le trafic de la drogue à Baltimore (USA), mais autour d'une série de personnages très forts dont certains mythiques, comme Oma Little.
Mais il s'agit de séries un peu plus élitistes, réservées au câble - Buffy, qui était pendant 5 ans sur la chaîne Warner, et en France sur M6, a réussi à captiver le grand public tout en élaborant quelque chose d'un niveau exceptionnel. D'autres séries sont parvenues à mêler le populaire et la qualité, comme Urgences, Lost, A la Maison Blanche...
Et en France? Quel rôle joue la télé?
Pour moi cette possibilité de la culture populaire est là une capacité proprement américaine à produire des valeurs et à les transmettre en se préoccupant de la réception, voire de l'éducation, et sans craindre de moraliser parfois. En France, on est très loin de respecter assez le support TV pour engager ce genre de production, même si cela bouge un peu (sur Canal+ parfois).
Faut-il étudier la télévision à l'université?
La France est également très en retard dans les études sur les médias et la culture populaire, et sur les séries TV. Il y a de nombreux cursus qui proposent cela aux USA et dans des pays européens, mais en France, il y a toujours une réticence de fond, et ce même si beaucoup de gens, intellectuels mêmes, prétendent apprécier les séries et même se croient très malins dans leurs préférences. La série TV, comme le film grand public, n'est pas considérée comme une oeuvre véritable. Les progrès viendront quand on prendra réellement au sérieux l'intelligence même apportée par ces productions à leur propre réalisation, et quand des cursus proposeront de les étudier systématiquement dans leur esthétique et dans leurs effets sociaux. Mais c'est déjà le cas dans certaines universités.
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