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Pastor de vara, histoire d'une leçon d'ancrage
Posté le 06/05/2023 à 10h34
Bon bon bon. Les émotions, donc. A nouveau, c'est un sujet hyper complexe et je suis loin de le maîtriser entièrement, je vais partager mes réflexions et ma compréhension du sujet à cet instant T.
Les émotions sont plus ou moins absentes de la théorie béhavioriste dont sont issus les 4 quadrants du renforcement opérant (R+, R-, P+, P-). Selon cette approche, l'émotion ne cause pas un comportement, l'émotion EST un comportement. Par exemple, un cheval ne mord pas parce qu'il a peur, mais "il mord, il a les oreilles couchées, le rythme cardiaque élevé", etc. Personnellement, j'ai beaucoup de mal avec cette approche, ça percute pas dans ma tête. C'est peut-être pas faux, mais ça me donne l'impression qu'on tente de coller les émotions dans la même boîte que les comportements parce que c'est beaucoup plus facile à gérer (un comportement, ça s'éduque, tout devient du conditionnement opérant, et c'est magique).
L'instant théorie
Une des définitions des émotions les plus répandues est celle de Jaak Panksepp, père fondateur des neurosciences affectives. Il est un des premiers a avoir secoué l'idée que les animaux n'avaient pas d'émotions, et a établi un catégorisation d'émotions en étudiant de nombreuses espèces. Je pense qu'il est plutôt communément accepté, désormais, que ces émotions existent chez tous les mammifères. Ses travaux ont notamment inspiré ceux de Temple Grandin, une zootechnicienne de renommée mondiale qui utilise la recherche en neurologie pour soutenir l'engagement sur le bien-être animal et l'acceptation de l'autisme. Je la cite parce que son travail est juste fascinant, au cas où vous auriez envie d'aller jeter un oeil à Wikipedia. On parle de systèmes émotionnels parce qu'il ne s'agit pas forcément "d'une" émotion, le vocabulaire humain pourrait en citer plusieurs. Ce sont des groupes de réaction, en fonction de ce qui est activé dans le cerveau quand ces émotions sont ressenties.
- CARE (soin): il s'agit de l'émotion du vivre ensemble, prendre soin des autres, la relation entre une jument et son poulain, le fait de rester à côté du copain pour brouter, faire la sieste, etc
- PLAY (jeu): le nom est suffisamment évocateur je suppose :)
- SEEKING (curiosité): c'est la recherche et la réflexion, le fait d'être concentré pour résoudre un puzzle, farfouiller dans les plantes en forêt pour trouver LE bon truc à manger, suivre une bonne odeur, fouiller les poches de l'humain ... SEEKING est une émotion calme, éveillée qui stimule l'apprentissage. Avec plus d'énergie on peut vite basculer en PLAY ou en RAGE si ça devient trop compliqué ou confrontant
- LUST (désir): il s'agit du désir sexuel
- RAGE (frustration): je l'ai déjà vu traduit par "colère" mais je trouve "frustration" plus évocateur (je ne sais pas s'il existe une traduction officielle). C'est le cheval qui mord parce qu'il ne comprend pas, tape dans sa porte au moment de la nourriture, qui se défend en réponse à une action de jambe, etc. C'est l'émotion quand on a mal au ventre ou eu une mauvaise journée et que quelqu'un vient nous prendre la tête et qu'on lui huuuuuurle dessus gratuitement
- PANIC (anxiété / panique): c'est l'émotion qu'on ressent quand on a peur pour notre vie, qu'on perd le contrôle, qu'on ne sait pas ce que le futur nous apporte. Chez le cheval, c'est typiquement le cheval qui hénnit et court le long des clôtures parce que son copain vient de partir. C'est une émotion dangereuse, car c'est aussi l'activation du mode "prêt à tout pour survivre"
- FEAR (peur): la peur, tout le monde connaît, et en même temps pas vraiment :). C'est la réaction face à une menace présente, perçue et concrète dans l'environnement : le sac plastique qui vole, la brouette dans le coin du manège, une odeur de feu, etc. FEAR se distingue de PANIC par ce côté un peu "je perds la tête" qu'on trouve dans PANIC. FEAR mène à des réactions concrètes, qui sont relativement gérables. Néanmoins, FEAR peut évidemment escalader en PANIC.
Emotions et comportements, comment est-ce qu'on relie ça ? Je ne sais pas si c'est un consensus scientifique, mais lors du coaching avec Lockie Phillips, on parlé du concept des expressions. Une morsure, par exemple, peut-être l'expression de FEAR, RAGE ou PLAY. En fonction de ça, la réaction appropriée à la morsure sera différente. On connaît tous, probablement, le fameux exemple de l'étalon qui mord encore plus après qu'on l'ait tapé sur le nez, probablement parce que c'était une expression de PLAY. Une morsure qui vient de PLAY est peu dangereuse, le cheval ne cherche pas à faire mal et ne va probablement pas mordre plus fort la fois d'après. Une morsure qui vient de RAGE est super dangereuse, parce que c'est une vraie attaque. Une morsure qui vient de FEAR est probablement juste un moyen de garder l'objet (l'humain) à distance, et n'escaladera pas si on a honoré le message du cheval. D'ailleurs, souvent, une morsure de FEAR tapera dans le vide (en tout cas la première tentative).
L'importance de reconnaître ces systèmes émotionnels est évidemment, en premier lieu, la sécurité. Être en liberté avec un cheval qui saute en l'air avec une émotion de PLAY est relativement peu dangereux, car même entre eux, les chevaux ne vont pas intentionnellement se balancer des ruades en sachant qu'ils vont dégommer le copain. Par contre, si on a mal interprété la situation et que le cheval est entré en RAGE alors qu'on pense toujours "jouer" avec le cheval... alors on est dans la mxrde.
Connaître la façon dont ces émotions s'expriment permet de ne pas juger les comportements à l'emporte-pièce. Par exemple, récemment, j'aidais quelqu'un avec son cheval et cette personne s'est étonnée de me voir très souvent reculer. Dans son cours d'équitation éthologique, on lui avait appris de ne jamais reculer devant un cheval, et il me demandait si, selon moi, c'était vrai ou non. Ma réponse a été que... ça dépend de l'émotion montrée par le cheval et de ce qui l'a générée. Par exemple, si j'avance vers le cheval, qu'il fait mine de mordre, on est probablement sur du FEAR, et je vais reculer pour communiquer que j'ai compris que je lui faisais peur, et qu'on va prendre les choses plus doucement. Si le cheval avance vers moi avec les oreilles dans le crin et les dents en avant, c'est du RAGE et je vais le dégager et surtout pas bouger d'un pas moi-même (sauf si je joue ma vie évidemment), parce que NON, on approche pas un humain de la sorte. Si t'es pas content, reste à distance. Si je suis à côté de mon cheval, qu'il a le faciès détendu, les oreilles en avant et qu'il me clape le bras en me touchant à peine (PLAY), je vais soit l'ignorer et me barrer (= non, ça m'intéresse pas de jouer), soit je vais proposer une façon de jouer qui lui permet de s'exprimer et m'évite les morsures. Et enfin, si je viens de lui toucher le garrot ou la crinière et que je me fais gratter le bras par une dent, je vais proposer des gratouilles, parce qu'il s'agissait probablement d'une demande un peu indélicate de CA GRATTE AIDE MOI (CARE). Evidemment, chacun de ces cas doit être encadré d'une éducation particulière et adaptée !. J'insiste bien sur le fait que je ne DIS PAS qu'il faut toujours reculer dès qu'un cheval tente de mordre par peur ou qu'il faut se laisser arracher un bras par "jeu". Chaque acte du cheval est un message envers nous. Si un cheval fait mine de me mordre et qu'il est visiblement inquiet par ma présence, je vais reculer franchement la première fois, puis modifier mon approche (CAT-H, contre-conditionnement, protocole de renforcement différentiel etc etc) pour pouvoir l'approcher à terme ET ne pas encourager la morsure. Oui, c'est plus compliqué que lui mettre un coup sur les naseaux, mais eh, on n'a jamais dit que la vie était simple.
On en revient à la réflexion de "pourquoi" le cheval fait quelque chose, plutôt que réagir à chaque comportement comme s'il existait sans contexte. Ca permet d'enrichir la communication avec le cheval, parce que la réponse n'est pas seulement adaptée à ce qu'on veut, mais aussi à ce que le cheval veut. D'où l'importance également de connaître les signaux de communication du cheval, pouvoir interpréter la tension de la bouche et des naseaux, la forme des naseaux, la forme de l'oeil, l'orientation et la position des oreilles, ainsi que les signaux d'apaisement qui entourent la plupart des comportements très marqués (morsures, cabrés, etc) parce que ce sont eux qui nous permettent d'identifier quel système émotionnel est actif chez le cheval à l'instant T (il peut y en avoir plusieurs, RAGE, FEAR et PANIC se combinent souvent, ainsi que CARE, SEEKING et PLAY. Il y a moins de cas où on aurait des combinaisons entre les "négatifs" et les "positifs" mais ce n'est pas impossible)
J'ai volontiers pris l'exemple de la morsure car c'est un comportement très versatile, et il y a +/- consensus dans le monde équestre qu'un cheval "n'a pas le droit de mordre". Je suis d'avis qu'en tant qu'humaine, je n'ai pas le droit de générer une morsure de mon cheval. Nous sommes le plus souvent responsable des morsures de FEAR et de RAGE, elles sont facilement évitables non pas en punissant l'expression, mais en évitant simplement de donner au cheval une raison de le faire. Les ""morsures"" de CARE sont une communication hyper importante dans les relations affiliatives du cheval, et je pense qu'il est important d'expliquer au cheval comment exprimer cela de façon appropriée avec l'humain. Pour le PLAY, je pense que ça dépend du cheval et de son humain; on peut soit mettre une ligne pour indiquer "non, pas de ça avec moi, garde ça pour tes potes cheval", soit rediriger le comportement pour que l'émotion s'exprime d'une façon appropriée. Punir toutes les morsures, c'est nous dégager de notre responsabilité dans leurs apparitions, et interdire au cheval d'être un cheval. Et surtout, ça dit au cheval qu'on n'en a rien à cirer de ce qu'il a à dire.
Bon je parle de morsure depuis le début parce que c'est un exemple facile. Mais selon moi, tout ce que je viens de raconter s'applique à tous les comportements et leurs expressions :)